Freddy et moi
pataugeons dans la brume blanche parmi les âmes humaines et non
humaines. Nous allons vers une vallée où les quatre bras du fleuve
des trépassés se rejoignent. Les morts avancent toujours vers la
lumière. Les anges les entourent de plus près.
Les
anges, a priori, ce sont des ectoplasmes comme vous et moi. Ils n’ont
pas de cordons ombilicaux mais sont enveloppés d’un halo
phosphorescent et parcourus de mouvements multicolores. Ils nous
considèrent et leur halo s’irise de nouveaux et fantastiques
chatoiements, comme s’ils étaient capables d’exprimer leurs
pensées en modifiant simplement leurs couleurs.
Ils tournoient de
bas en haut et de gauche à droite, à la manière de fœtus dans un
ventre de mère, et nous demandent ce que nous fabriquons ici avec
nos cordons intacts.
- Nous cherchons une femme.
Un ange me déclare
qu’il est celui qui permet de retrouver ce que l’on a perdu.
Je lui décris Rose.
Il confirme qu’elle est proche de la pesée. Il me montre au loin,
surplombant la vallée où convergent les quatre bras du fleuve, une
montagne de lumière recouverte de vapeurs.
Mont Meru (Kailash)
axe du monde = montagne de lumière?
|
C’est de son
sommet que part la lueur centrale qui nous guide depuis notre entrée
au Paradis.
Avec les trépassés,
nous gravissons le sentier qui conduit à la lumière.
Sur la cime,
flottent trois anges aux auras encore plus lumineuses que celles des
précédents.
- Ce ne sont pas des anges comme les autres, me souffle Freddy, ce sont des archanges.
De fait, ils
étincellent, tandis que la foule des morts s’approche péniblement
d’eux à petits pas.
Le rabbin me montre
Rose, au-dessus de nous, noyée dans la lumière de la montagne et
l’éclat des archanges. Là-bas, sur un terre-plein, se regroupent
les défunts sur le point de comparaître.
- Au suivant, annonce un archange.
Le suivant, c’est
Rose.
- Vas-y, convaincs-les de la laisser partir, me presse notre rabbin.
Lui ne peut plus me
suivre. Il maintient mon cordon comme le sien, si étiré qu’il
semble sur le point de se rompre. Nous sommes vraiment en train de
jouer avec nos vies. Je dois continuer seul tandis que lui veillera à
préserver nos cordons.
Je vole vers les
archanges, criant presque :
- Attendez ! Avant de juger cette femme, je dois vous dire que nous, les vivants, nous ne voulons pas qu’elle comparaisse devant vous.
L’archange me
considère sans surprise. Sa voix télépathique est douce et
rassurante. Il semble ouvert à tous les arguments. Cet agent de la
mort n’a rien d’effrayant. Il s’efforce même de me réconforter
en même temps que les défunts rassemblés alentour.
- Expliquez-vous.
- Rose est morte, victime d’une bande de voyous, mais elle n’a rien à faire ici.
Les deux autres
archanges sont tout aussi avenants. Dans cette clarté, ils me
rappellent un peu les extraterrestres de Rencontres du troisième
type, le film de Steven Spielberg.
Ils me demandent de
quel droit je me permets d’intercéder ici. Ils examinent le rabbin
derrière moi et nos cordons intacts.
- Vous voulez la ramener sur terre, c’est cela ?
- Oui. Nous sommes quarante vivants à être montés jusqu’à vous pour la sauver.
Les trois archanges
se réunissent pour une intense discussion. L’un déploie une
ficelle transparente pleine de nœuds et paraît y lire nombre
d’informations intéressantes.
Il me considère,
considère Rose, discute encore avec les autres et parle enfin :
- Pour que quarante humains aient pris tant de risques, il faut vraiment que cette femme soit encore nécessaire à votre bas monde. Nous vous autorisons donc à la redescendre mais nous ne lui rendrons son cordon que si elle le désire et le demande elle-même.
Rose hésite.
Désormais, son destin repose entre ses mains. Je perçois que son
esprit en finirait volontiers avec le jeu de la vie. Comme moi tout à
l’heure, elle se figure qu’ici est son vrai pays, sa seule
patrie. En même temps, quelque chose en elle, peut-être l’amour
qu’elle me voue, lutte contre ce sentiment.
Autour de nous,
morts et anges attendent avec intérêt de quel côté penchera la
balance.
- Quelle chance d’être à ce point adorée d’un mortel ! murmure un hara-kiri nippon.
Un enfant martyr
approuve.
Un ange signale que
c’est la première fois qu’il voit pareil embrouillamini.
Un autre se félicite
qu’on nous ait laissés monter. La situation est intéressante.
Rose dévisage les
archanges. Mais ceux-ci refusent d’intervenir dans sa décision. Si
elle le souhaite, on procédera à la pesée de son âme. Sinon, elle
est libre de retourner en arrière et de reprendre le feuilleton de
son existence, avec ses hauts et ses bas, ses bonnes actions et ses
mauvaises. On est seul responsable de sa destinée.
D’un peu plus
haut derrière, Freddy nous observe. De loin, on se croirait à un
mariage dans une fantastique cathédrale blanche. Un couple face à
face, Rose et moi, derrière, une longue et grise file d’invités,
et devant, une montagne de lumière.
Rose avance d’un
pas vers les archanges, en accomplit un second. Je retiens mon
souffle et soudain, elle fait volte-face et se jette dans mes bras.
- Excusez-moi, dit-elle, mais il me reste encore beaucoup de choses à accomplir en bas.
Des anges,
surpris, changent de couleur. La scène, qui présentait jusqu’ici
un aspect jaune clair, devient plus bleue. Les archanges nous
sourient, attendris. Des chérubins
petits comme des libellules s’affairent. Un cordon ombilical dont
je ne distingue pas le bout jaillit du ventre de mon épouse pour
s’élancer vers l’entrée du trou noir. Rose est rebranchée. De
nouveau un cordon relie son âme à son corps.
Nous rejoignons
Freddy. Il sait que nous avons réussi.
Des défunts nous
saluent :
- Bon retour dans le monde matériel, les gars !
- Ils en auront besoin, soupire un psycho-killer américain grillé sur une chaise électrique. Moi, le monde matériel, je préférerais crever que d’y revenir. Si vous voulez mon avis, la vie c’est qu’une vallée de larmes.
Nous ne l’écoutons
pas.
Le retour est
évidemment plus plaisant que l’aller. Nous ne craignons plus pour
nos cordons ombilicaux. Nous redescendons la montagne de lumière,
longeons les quatre branches du fleuve des morts, puis le fleuve
unique. Comme des saumons, nous sommes trépassés retournés à la
source et nous ne la quittons que pour mieux y revenir plus tard.
Derrière le sixième
mur comatique, tous nos amis sont là et applaudissent mentalement
notre retour. Tout ce temps, ils attendaient, inquiets de constater
la tension extrême de nos cordons ombilicaux, redoutant que nous ne
puissions plus faire demi-tour.
Raoul, Stefania,
Amandine, moines chinois et rabbins qui nous ont permis de connaître
le fond de la vie et de toucher le fond de la mort papillonnent
joyeusement. Nous retraversons les territoires et les Moch.
Défilent la beauté,
le savoir, la patience, le plaisir, la peur.
Nous sommes
presque sortis du trou noir. Dehors, les étoiles palpitent
misérablement, comparées à la grande lumière de là-bas, au fond.
Nous voletons, heureux, quand surgit soudain une bande d’ectoplasmes
patibulaires.
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