Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 190 – LE GRAND ENVOL

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samedi 31 janvier 2015

190 – LE GRAND ENVOL

C’était possible. J’étais convaincu que c’était possible. La Grande Faucheuse ne cueillerait pas ma Rose. Je courus à l’hôpital.
Le responsable du service de réanimation ne comprit pas vraiment pourquoi je tenais tant à fixer la mort de ma femme à 17 heures précises mais il m’assura que j’avais fait le bon choix. Mieux valait avoir recours à l’euthanasie que de maintenir en vie un être humain à l’état de légume. Il accéda volontiers à ma demande. Des familles endolories lui en avaient déjà présenté de plus étranges. Il me promit de commencer à consulter sa montre dès 16 h 55 et 0 seconde.
Je ne dormis pas de la nuit. Ce n’est pas en se répétant que demain on mourra volontairement qu’on obtient de beaux rêves. Tout éveillé, je cauchemardais plutôt, tentant d’imaginer quelles bulles-souvenirs m’assailliraient pour me tailler en pièces et quels vices cachés me dévoileraient le pays rouge.
Je me forçai à avaler un petit déjeuner puis un repas consistant avant de passer l’après-midi à réviser avec Freddy la figure que nous utiliserions pour sauver Rose. Pas de pyramide cette fois mais une structure plate, une sorte de filet dans lequel nous espérions recueillir ma femme.
Je serais au centre, tenant deux rabbins strasbourgeois par les mains, deux moines taoïstes de Shaolin (revenus là pour d’obscures raisons politiques) par les jambes. Je ne saurais jamais ce que Freddy leur avait promis pour qu’ils consentent à se joindre à nous mais, dans la grande salle d’envol, je découvris dix-huit autres rabbins, treize moines bouddhistes tibétains et, bien sûr, Stefania.
N’ayant pour ma part pas grande confiance en mes capacités de méditation, je vérifiai soigneusement mes boosters chimiques.
Nous avions tous enfilé notre tenue blanche de thanatonaute, chacun fixant l’écran où se dessinaient nos battements cardiaques et notre activité électro-encéphalique.
Mes compagnons fermaient déjà les yeux, prêts à serrer la poire de décollage quand la sonnerie retentirait. 16 h 56, indiquait la pendule. 16 h 57
J’allais mourir pour la seconde fois mais ce serait mon premier décollage volontaire. Après tout ce temps passé à envoyer des gens au continent des morts, était venu le jour d’y aller moi-même ! J’étais persuadé d’échouer et de décéder pour de bon mais je n’avais pas le choix. Le souci de sauver Rose passait avant toute autre considération.
16 h 57 et 10 secondes. Mes mains sont moites sur le pressoir.
16 h 57 et 43 secondes. De part et d’autre de moi, Freddy et Stefania sont particulièrement sereins. Nous avons plusieurs fois répété en piscine nos positions respectives pour former la chorégraphie idéale qui me permettra d’aller très loin si besoin est. Avec les figures qu’il a élaborées, Freddy pense que nous pourrons atteindre le cinquième mur comatique. Pour ma part, je compte bien intercepter Rose avant Moch 5. Je n’ai aucune expérience des vols intersidéraux.
16 h 58 et 3 secondes. La salle d’envol est plongée dans une pénombre propre à nous apaiser. Des chants grégoriens montent doucement. Je comprends maintenant quel effet calmant ces musiques peuvent avoir pour des thanatonautes en partance.
16 h 58 et 34 secondes. Soudain, la porte s’ouvre. Une silhouette apparaît en ombre chinoise. Je la reconnais. Raoul. Compte-t-il filmer mon baptême de la mort ? Non, il me lance un clin d’œil puis, sans hésiter, enfile une tenue blanche et se dirige vers une sphère d’envol. Il se place comme nous en position du lotus et prend dans sa main une manette de boosters.
16 h 58 et 56 secondes. La porte s’ouvre de nouveau. Une silhouette gracile aux cheveux blonds un instant inondés de la lumière du dehors se dirige à son tour vers un trône. Comme Raoul, comme moi, Amandine n’a encore jamais décollé. Elle va le faire maintenant pour Rose. Pour moi.
Elle s’empare d’un de nos uniformes. C’est la première fois, en dehors de son mariage, que je la vois en blanc. Elle installe les différents appareils et se plante dans le bras l’aiguille qui lui injectera le liquide mortel.
16 h 59 et 20 secondes. Je souris. J’ai vraiment les meilleurs amis du monde. Si c’est dans les coups durs qu’on les reconnaît, eh bien, là, je les reconnais. Leur présence me donne de la force. Quelle chance j’ai de les avoir connus ! J’ai vraiment les meilleurs amis du monde.
17 h 00 minute et 2 secondes. Premiers arpèges d’une toccata de Bach. C’est comme une sonnerie censée ouvrir la porte des cieux. Sésame toccata, faites que, là-haut, nous ne nous heurtions pas à un mur infranchissable.
17h 00 minute et 25 secondes.

- Prêts ? demande Freddy à la ronde.

Vingt-huit voix répondent en même temps :

- Prêt !

Combien de fois ai-je entendu ce mot sans être concerné !
Le rabbin décompte :
  • Six… cinq… quatre… trois… deux… – Ne pas se demander : « Mais qu’est-ce que je fais i…» Serrer les dents. Serrer les fesses. – deux… un. Décollage !
De mes mains moites, je presse la poire des boosters. Je sens les liquides glacés se déverser dans mes veines, et… je meurs !

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