Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 12 – AMITIÉ

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samedi 24 janvier 2015

12 – AMITIÉ

Par la suite, Raoul et moi prîmes l’habitude de nous retrouver au cimetière du Père-Lachaise tous les mercredis après-midi. J’aimais bien marcher aux côtés de sa longue silhouette maigre. En plus, il avait toujours des histoires fantastiques à me raconter.

 - Nous sommes nés trop tard, Michael.

Et pourquoi donc ?

Parce que tout a déjà été inventé, tout a déjà été exploré. Mon rêve aurait été d’être le premier homme à inventer la poudre ou l’électricité, ne serait-ce que le premier à fabriquer un arc et des flèches. Je me serais contenté d’un rien. Mais tout a déjà été découvert. La réalité va plus vite que la science-fiction. Il n’y a plus d’inventeurs, que des suiveurs. Des gens qui perfectionnent ce que d’autres ont découvert il y a longtemps. Le dernier à avoir connu cette fantastique impression de déflorer un nouvel univers, ça a dû être Einstein. Tu t’imagines le vertige dans la tête quand il a compris qu’on pouvait calculer la vitesse de la lumière !

Non, je ne me l’imaginais pas.
Raoul me considéra, navré.

Tu devrais lire davantage de livres, Michael. Le monde se divise en deux catégories de gens : ceux qui lisent des livres et ceux qui écoutent ceux qui ont lu des livres. Mieux vaut appartenir à la première catégorie, crois-moi.
Je rétorquai qu’il parlait justement comme un livre et nous rîmes ensemble. À chacun son rôle : Raoul déclamait des vérités premières, j’en plaisantais, puis nous nous en esclaffions de concert. En fait, on rigolait de n’importe quoi comme des bossus.
N’empêche, Raoul Razorbak avait lu des quantités de livres. Ce fut lui d’ailleurs qui me donna le goût de la lecture en me faisant connaître des auteurs, selon ses propres termes, « pas rasoirs » : Rabelais, Edgar Allan Pœ, Lewis Carroll, H. G. Wells, Jules Verne, Isaac Asimov, Frank Herbert, Philip K. Dick.

Les écrivains « pas rasoirs », il n’y en a pas tellement, expliquait Raoul. La plupart des auteurs se figurent que plus ils sont incompréhensibles, plus ils paraissent intelligents. Ils étirent donc leurs phrases sur vingt lignes. Ils obtiennent ensuite des prix littéraires, et puis les gens achètent leurs bouquins pour décorer leur salon et faire croire aux personnes qui viennent chez eux qu’ils sont capables de lire des trucs aussi sophistiqués. J’ai même feuilleté des livres où il ne se passait rien. Strictement rien. Un quidam arrive, voit une bonne femme, la drague. Elle lui dit qu’elle ne sait pas si elle couchera ou couchera pas avec lui. Au bout de huit cents pages, elle se décide enfin à annoncer que décidément, c’est non.

Mais quel intérêt y a-t-il à écrire des livres où il ne se passe strictement rien ? m’enquis-je.

Manque d’idées. Pauvreté d’imagination. D’où biographies et autobiographies, autobiographies et biographies romancées… Des écrivains incapables d’inventer un monde ne peuvent que décrire leur monde, si pauvre soit-il. Même en littérature, il n’y a plus d’inventeurs. Alors, faute de fond, les auteurs lèchent leur style, fignolent la forme. Décris sur dix longues pages tes malheurs avec un furoncle et tu auras de bonnes chances de remporter le Goncourt.

Gloussements partagés.

- Crois-moi, si l’Odyssée d’Homère était publié pour la première fois aujourd’hui, il n’apparaîtrait même pas dans les listes des meilleures ventes. Il serait classé avec les livres de fantastique et d’horreur. Il n’y aurait que les gamins comme nous qui le lirions, pour les histoires de cyclope, de magicienne, de sirène et autres monstres.

Raoul était né doté de la rare capacité de juger par lui-même. Lui ne répétait pas doctement les idées toutes faites serinées à la télévision ou dans les journaux. Je crois que c’est ce qui me séduisit tant chez lui, cette liberté d’esprit, sa résistance à toutes les influences. Lui en rendait grâce à son père. Il était professeur de philosophie, soulignait-il, et lui avait enseigné l’amour des livres. Raoul en lisait près d’un par jour. Surtout des ouvrages fantastiques ou de science-fiction1.

Le secret de la liberté, c’est la librairie, aimait-il dire.

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