Cette première
excursion hors la vie ne m’avait rien appris de véritablement
intéressant sur la mort, si ce n’était qu’elle demeurerait
encore longtemps source d’ennuis avec ma famille.
Par la suite,
vers mes huit, neuf ans, je m’intéressai davantage à la mort,
mais cette fois à celle des autres. Il faut préciser que la
télévision exhibait tous les soirs aux actualités de vingt heures
des morts en veux-tu en voilà. Il y avait d’abord les trépassés
des guerres. Ceux-là portaient des uniformes vert et rouge. Il y
avait ensuite les décédés des routes des vacances : vêtements
bariolés. Venaient enfin les défunts célèbres : habits de
paillettes.
Représentation de la mort dans la fiction télévisuelle |
À la
télévision, tout était plus simple que dans la vie. On comprenait
tout de suite que la mort était triste parce que les images étaient
accompagnées d’une musique funèbre. La télévision, même les
enfants et les débiles pouvaient comprendre.
Les trépassés des guerres avaient droit à une symphonie de
Beethoven,
les décédés des vacances à un concertino vivaldien
et les stars victimes d’overdose à du Mozart
lent au violoncelle.
Je
ne manquai pas de remarquer que dès qu’une vedette décédait, ses
ventes de disques montaient en flèche, ses films passaient et
repassaient sur le petit écran et tout le monde disait du bien du
défunt. Comme si la mort avait effacé tous ses péchés. Plus fort
encore : leur trépas n’empêchait pas les artistes de travailler.
Les meilleurs disques de John
Lennon, de Jimi
Hendrix ou de Jim
Morrison étaient apparus sur le marché bien après leur mort.
Mon
enterrement suivant fut celui de l’oncle Norbert. Un type
formidable, assurait-on dans le cortège funèbre. C’est là
d’ailleurs que j’entendis pour la première fois la fameuse
expression : « Ce sont toujours les meilleurs qui partent les
premiers. » Je n’avais que huit ans mais je ne pus m’empêcher
de penser : « Alors là, tout autour, il ne reste que les mauvais ?
»
À ces
funérailles-ci, je me montrai impeccable. Dès le départ du convoi,
je me concentrai sur les épinards en branches bouillis. Je sanglotai
de plus belle en y rajoutant des anchois. Même mon frère Conrad ne
parvint pas à se hisser à la hauteur de mes larmes.
En
arrivant au cimetière
du Père-Lachaise, j’avais rajouté en plus au menu de mes
pleurs des brocolis et de la cervelle d’agneau crue. Berk. J’en
défaillis presque de dégoût. Dans la petite foule, quelqu’un
chuchota : « J’ignorais que Michael était à ce point lié à
l’oncle Norbert. » Ma mère remarqua que le fait était d’autant
plus étonnant que je ne l’avais, pour tout dire, jamais rencontré.
N’empêche, j’avais découvert la recette des enterrements
réussis : épinards en branches, anchois, brocolis et cervelle
d’agneau.
Journée mémorable
s’il en fut car, en plus, je rencontrai pour la première fois
Raoul Razorbak.
Nous étions
rassemblés devant la tombe de feu mon oncle Norbert quand je
remarquai un peu plus loin ce qui m’apparut d’abord comme un
vautour posé sur une sépulture. Il ne s’agissait pas d’un
oiseau de proie. C’était Raoul.
Profitant d’un
instant d’inattention – après tout j’avais fourni mon quota de
larmes –, je m’approchai de la sombre silhouette. Une sorte de
grand échalas solitaire était assis sur une pierre funéraire,
fixant le ciel.
- Bonjour, dis-je
poliment. Que faites-vous là ?
Silence.
De près, le vautour semblait un gamin. Il était maigre, le visage
décharné laissait saillir ses pommettes sous des lunettes
d’écaille. Ses mains élancées et raffinées étaient posées sur
son pantalon comme deux araignées tranquilles attendant les ordres
de leur maître. Le garçon baissa la tête et me considéra avec un
calme et une profondeur que je n’avais encore jamais rencontrés
chez quelqu’un d’à peu près mon âge.
Je répétai ma
question :
- Alors, qu’est-ce que vous faites là ?
Une main-araignée
remonta à toute vitesse le versant nord de son manteau pour se
ficher dans un nez long et droit.
- Tu peux me tutoyer, déclara-t-il avec solennité.
Il s’expliqua
enfin :
- Je suis sur la tombe de mon père. Je m’efforce de percevoir s’il a des choses à me dire.
Je pouffai. Il
hésita avant d’éclater de rire à son tour. Il n’y avait rien
d’autre à faire qu’à se gausser d’un enfant maigre qui
passait des heures sur une tombe à attendre tout en regardant
défiler les nuages.
- Comment tu t’appelles ?
- Raoul Razorbak. Tu peux m’appeler Raoul. Et toi ?
- Michael Pinson. Tu peux m’appeler Michael.
Il me jaugea.
- Pinson ? Pour un pinson, tu m’as l’air d’un drôle d’oiseau.
Je tentai de garder
contenance. Il y avait une phrase passepartout qu’on m’avait
apprise pour ce genre de situation délicate.
- C’est celui qui le dit qui l’est.
Il éclata à
nouveau de rire.
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